Un club pour tous les âges : comment 67 Pall Mall a réinventé le modèle économique du bar à vins
Grant Ashton, fondateur de l’emblématique club londonien réservé aux amateurs de vin, raconte comment il a orchestré une décennie d’expansion et de diversification sans précédent dans la façon de servir et de vendre vins et spiritueux.
Grant Ashton aime les grands vins, mais pas l’idée de les payer au prix fort. Après une carrière réussie dans la banque, il a donc imaginé ouvrir un petit bar à vins dans le quartier de Marylebone, à Londres, pour assouvir sa passion. Les autorités lui ayant refusé le permis, il a cherché plus loin et a déniché un site plus vaste : une ancienne banque sur Pall Mall, l’avenue des clubs privés. Son « petit » projet a alors pris l’allure d’un restaurant centré sur le vin — avant qu’il n’apprenne que, sur Pall Mall, seuls les clubs sont autorisés. D’aucuns auraient jeté l’éponge ; Ashton, qui se décrit comme « d’une détermination presque effrayante », a foncé et ouvert un club réservé aux amateurs de vin.
Photo 1 : Grant Ashton (c) 67 Pall Mall
Il venait sans le savoir de créer une catégorie inédite, appelée à s’étendre.
Dix ans plus tard, 67 Pall Mall compte un peu plus de 10 000 membres et des clubs à Londres, Verbier et Singapour, avec des ouvertures prévues à Bordeaux, Beaune, Melbourne et Shanghai. À Hong Kong, un membership « nomade » fonctionne sans lieu physique. Alors que l’hôtellerie-restauration — singulièrement à Londres — subit des pressions inédites, quel est le secret de cette réussite ?
Le vin au cœur du réacteur
Selon son site, 67 Pall Mall est un réseau de clubs privés fondé par des amateurs de vin, pour des amateurs de vin. Avec 5 000 références à la bouteille et 1 000 au verre à Londres, il revendique la plus vaste carte de vins au monde sous un même toit.
« Nous avons la carte géographiquement la plus diversifiée, quel que soit le pays ou la ville, avec le plus grand nombre de millésimes d’un même vin », explique Ashton. « À Singapour, nous listons environ 6 000 vins, provenant de 42 pays. Un restaurant moyen affiche cinq à dix pays, et peut-être quelques centaines de vins. »
À Londres, 13 000 bouteilles sont sur place et environ 46 000 dans une autre cave à quelques minutes. À Singapour, 16 000 bouteilles sont stockées sur site.
L’accent mis sur le service au verre, rendu possible par Coravin — adopté très tôt par 67 Pall Mall — est l’un des ressorts clés du succès. Les amateurs aiment explorer. Offrir la possibilité de goûter des vins du monde entier, y compris en petites doses des bouteilles qu’ils n’auraient pas osé ouvrir — ou pu s’offrir — distingue le club. 85 % des membres affirment que la variété des vins qu’ils boivent a augmenté ces dix dernières années.
Photo : 67 Pall Mall – Wine Bar Clubroom (c) 67 Pall Mall
La part des ventes au verre varie selon les clubs : 18 % à Singapour, 32 % à Verbier et 40 % à Londres. Plus que des différences culturelles, Ashton y voit la conséquence des espaces : « Singapour a davantage une configuration de restaurant que Londres, simplement en raison de l’agencement. »
Si le vin est la priorité absolue à 67 Pall Mall, les spiritueux complètent l’offre — avec des nuances locales. « En Asie, les spiritueux pèsent bien plus qu’ailleurs », note Ashton. « À Singapour, whiskies et cocktails représentent 11 % des ventes de boissons. Le club y possède une collection de whiskies très profonde et un Whisky Wall affichant 430 bouteilles. »
À l’échelle du groupe, 67 Pall Mall a son programme de fûts (principalement de whiskies écossais). Parmi les embouteillages : un Springbank 21 ans, un Ben Nevis 42 ans et un Macallan 33 ans, entre autres.
Ashton insiste sur l’adaptation locale : « À Tokyo, nous aurons une immense collection de sakés. À Shanghai, notre sélection de baijiu sera spectaculaire — je conçois en ce moment même sa mise en scène. À Bordeaux, il y aura une collection de spiritueux, mais bien plus modeste qu’à Singapour. »
Le modèle financier
67 Pall Mall est financé en fonds propres, avec un grand nombre d’investisseurs par projet, un schéma qu’Ashton juge sain. « Chaque site est financé localement. Londres a 225 investisseurs, Bordeaux 120, Bourgogne 80. L’hospitality est un métier financièrement complexe : avoir un solide bagage financier est un atout majeur. »
Photo : 67 Pall Mall – Wine Bar Clubroom (c) 67 Pall Mall
67 Pall Mall n’achète ni aux enchères ni en primeur. Consigne donnée aux équipes : acheter des vins prêts à boire, pas dans un an ni dans dix ans. Les approvisionnements se font sur le marché secondaire, auprès des membres et de négociants de confiance. Objectif : s’insérer dans la chaîne d’approvisionnement, non la bousculer.
« Appliquer de petites marges ne semble pas la meilleure façon de gagner de l’argent, mais chez nous ça marche, car cela incite les clients à monter en gamme. »
Les déconvenues sont rarissimes : deux Pétrus 1966 contrefaits ont été détectés aux tout débuts. « Ils coûtaient plusieurs milliers de pounds pièce, déjà à l’époque », raconte Ashton. « Les deux sont toujours dans le frigo de mon bureau à Londres. Je sais exactement où ils sont et de qui je les ai achetés. »
La devise officieuse ? « Go big or go home ». Les verres sont grands, la carte aussi. Emblème des clubs, les tours à vin tiennent lieu d’architecture autant que de sculpture.
La carte n’est pas seulement pléthorique : elle est bien positionnée en prix. Contrairement à la restauration classique, où le tarif est souvent un multiple du prix d’achat, 67 Pall Mall ajoute un faible mark-up fixe. « Ça démarre très bas par bouteille. Il y a un “sweet spot” au milieu où l’on gagne un peu d’argent, mais sur une bouteille à 1 000 £, la marge n’est que de quelques centaines de pounds. Au restaurant, la même bouteille se vendrait 2 000 à 3 000 £. D’autres utilisent aujourd’hui ce modèle, mais il était rare à nos débuts. »
Résultat : les clients montent naturellement en gamme. « À Londres, après trois mois, la dépense moyenne par personne en alcool était d’environ 40 £. Un an plus tard, elle avait presque doublé à 78 £. Les gens entraient, voyaient les prix, et finissaient par dépenser plus. Certains ont même cru à une erreur d’étiquetage et ont tenté d’acheter tout notre stock d’une référence ! »
Même logique pour l’adhésion : Ashton encourage les professionnels du vin à fréquenter le club en leur proposant une cotisation à moitié prix.
Équipes d’exception, membres engagés
Ashton crédite son équipe de sommeliers : « Ils ne pratiquent pas l’upsell — à rebours des restaurants. Si vous venez pour dépenser 100 £, ils vous vendront une bouteille à 100 £. Si vous dites 200 £, ils pourront vous proposer une 150 £ bien meilleure. Dans un club, les sommeliers connaissent vos goûts et peuvent vous surprendre. »
Au-delà du palais, l’attitude est décisive : pas de cuistres, mais des pros qui rendent le vin accessible et joyeux.
Photo : 67 Pall Mall exterior (c) 67 Pall Mall
Lucide sur la démographie, Ashton veut rajeunir et diversifier : « À Londres, l’âge moyen est passé de 48 à 50 ans, malgré beaucoup de jeunes membres. En Asie, le public est plus jeune. Nous y travaillons. » Les hommes restent majoritaires : 74 % à Londres, 64 % à Singapour. « La parité n’est pas un objectif réaliste », estime-t-il. 23 % des membres sont là depuis l’ouverture.
Innovation permanente
Après l’euphorie des débuts, 67 Pall Mall est longtemps resté surtout un point de rendez-vous du milieu… jusqu’au Covid. Club en plein centre de Londres : scénario noir. Pourtant, une série d’innovations a permis de tenir — et de préserver les emplois. Le club employait alors plus de Master Sommeliers que n’importe quelle autre structure au monde.
« Toute l’équipe de salle s’est retrouvée sur une ligne de conditionnement que j’ai montée en trois semaines », raconte Ashton. Des mini-échantillons envoyés dans des boîtes cartonnées avec des gel packs à –60 °C ont « sauvé la santé mentale » de plus d’un passionné.
Crédité de l’idée des masterclasses Zoom, Jasper Morris MW a contribué à un programme de plus de 1 000 sessions et plus d’un million de mini-bouteilles envoyées en deux ans. Il signe aussi un calendrier de l’Avent Bourgogne en flacons échantillons — un cadeau rêvé.
Le club a lancé 67 TV, une chaîne qui cumule 600 heures de contenu. Ashton tease des évolutions, mais temporise : « L’environnement est propice aux ouvertures ; je préfère y consacrer mon énergie. Nous produisons davantage de formats courts (30 secondes, 2–3 minutes), plus adaptés aux jeunes publics. »
Autre chantier : les accords mets-vins, avec des beaux livres signés par des références comme Ronan Sayburn MS (Bordeaux, avec la contribution de Jane Anson) ou Richard Hemming MW (Asie). « Le vin et la table sont au cœur des cultures locales », dit Ashton.
Photo : Members Lounge Service (c) 67 Pall Mall
Après l’arrêt des Louis Roederer International Wine Writers’ Awards en 2020, 67 Pall Mall a repris le flambeau en 2024 avec les Global Wine Communicator Awards, ajoutant des catégories comme meilleur communicant en format court ou en audio. 600 candidatures en 2025 confirment l’élan.
En octobre, le club a publié son Fine Wine Report, dirigé par Guy Woodward (Decanter, Club Oenologique), reflet des habitudes et opinions de ses membres — une manière assumée de peser dans la conversation sur les grands vins. « Nous voulons faire autorité », revendique Ashton.
Et après ?
Un mot d’ordre : expansion.
« J’ai un nouveau bail sur le bureau. Cinq projets derrière : quatre en chantier, un sur le point de démarrer, et quatre à six en négociation. Au moins dix au total. »
Raison : le mouvement de retour du virtuel au physique post-Covid, et des opportunités immobilières. « Dans beaucoup de villes, les prix sont bons. Autant continuer à s’implanter là où nous ne sommes pas. On nous demande pourquoi aller si vite : parce que nous le pouvons, que la demande est là et que de beaux lieux se présentent au bon prix. »
L’esprit disruptif des origines demeure : « Beaucoup disaient que nous nous planterions. Je suis un amoureux du vin, un expert du vin, et un gamin qui aime construire des mécanos — ce que nous avons fait, beaucoup. Suis-je aussi un banquier ou un trader qui sait bâtir des entreprises ? Oui. C’est probablement ce que je sais faire le mieux. »
Rendons à César : Grant Ashton a transformé son « petit bar à vins » en succès mondial.
La vision de Grant Ashton sur l’« en primeur »
94 % des membres de 67 Pall Mall déclarent acheter des vins de garde, mais 44 % en achètent moins qu’il y a dix ans. Ashton, lui, n’a pas acheté en primeur depuis 15 ans.
« Si je vous vendais un ordinateur 1 000 £ en vous interdisant de l’utiliser pendant 5 à 10 ans, en vous promettant qu’il serait “correct” dans 10 ans, “vraiment bien” dans 20, et qu’il coûtait 200 £ il y a 20 ans… ne trouveriez-vous pas ce produit absurde ? » Et d’ajouter l’absence de rareté : « Certains châteaux produisent 10 000 à 30 000 caisses. »
Photo : The Wine Library (c) 67 Pall Mall
Il anticipe un réajustement majeur des prix : « 2025 sera un tournant. Le millésime à Bordeaux sera exceptionnel, au niveau de 2005, 2009, 2010, voire 2000. S’ils prixent correctement, les châteaux auront de la traction. L’an dernier, le millésime était moyen et certains se sont trompés de prix ; ceux qui ont bien pricé ont vendu. La demande existe au juste prix. Le système n’est pas cassé ; il doit évoluer. »
A propos de Anne Burchett
Anne Burchett, DipWSET, est spécialiste du marketing et de la communication du vin, experte auprès de l’European Research Executive Agency (REA), jurée (IWC, Decanter), autrice et enseignante en business du vin. Elle travaille dans le secteur depuis plus de 35 ans.



